Ici ou ailleurs
Vivre ici ou vivre
ailleurs, telle est la question qui se pose parfois à une tribu, à une
famille, ou même à un homme isolé, une femme seule, voire un jeune
chien fugueur.
Cette question peut être résolue de manière très terre-à-terre. Je vis
là où je me nourris. C'est la réponse du bousier dans sa pâture à
moutons, du requin à la sortie de la passe poissonneuse, du chat qui a
trouvé la famille à kitékatte, ou encore de l'ouvrier Polonais, qui, au
sortir d'un conflit mondial qui a ruiné son pays, trouve une usine
là-bas, dans l'ouest de l'Europe, quelle que soit la langue du pays
d'accueil. Simplissime pragmatisme empirique né de la nécessité. Le
niveau un de la conscience. Je respire, c'est déjà miraculeux, et si
je veux péréniser ma descendance, je me dois de me nourrir le mieux et
le plus possible. Simple, direct, efficace, binaire.
Viennent ensuite des considérations d'ordre temporel, du type : oui,
bon, d'accord si je vis ici pour le matériel, mais combien de temps ma
situation sera-t-elle confortable? Vais-je pouvoir subvenir
suffisamment longtemps. N'ai-je pas intérêt à vivre ailleurs, même si
c'est moins bien mais peut-être plus stable pour plus longtemps?
Comment vivrai-je dans 15 ou 20 ans, n'aurais-je aucun regret d'être
allé là, ou resté ici, ou parti ailleurs? Les moutons qui me
nourrissent aujourd'hui ne seront-ils pas emportés par une prochaine
transhumance? Le poisson ne viendra-t-il pas à manquer après le passage
des pêcheurs? Qui me donnera du kitékatte en juillet et en août? Et mon
usine, une fois mondialisée, dans trente ans, je deviens quoi, moi qui
ne parle que le Polonais et 2 mots d'étranger.
Pire, commencez donc à prendre conscience de votre environnement
immédiat, de l'entourage. L'angoisse ne fait alors que croître. Comment
pourrais-je rester ici, ou aller là bas, alors qu'untel est ailleurs,
qu'il vit une autre expérience, qu'il rencontre des problèmes, ne peut
venir me voir, pire je ne peux moi-même y aller. Je suis un monstre,
c'est horrible. Je n'ai pas le droit de faire ça. Madame la
culpabilisation, soyez la bienvenue, installez-vous.
Et au final, l'ultime couche qui alimente toutes les questions: les
gens qui nous entourent au quotidien. Votre propre chair. Ils vous
permettent de démultiplier l'interrogation, sur les thèmes décrits plus
haut en autant de cas de conscience à retourner sur toutes les faces, à
scruter sous tous les angles, à probabiliser dans toutes les longueurs.
Et là, mes aieux, votre décision n'est pas encore faite.
Mais surtout, ne jamais oublier l'obscène luxe innommable que l'on a de
pouvoir seulement se poser la question, d'avoir la chance d'avoir le choix,
d'avoir un entourage pour qui s'inquiéter, des proches (des lointains
devrais-je dire ?) à qui penser, des gens ici, là, ou ailleurs, qui pensent
à vous et vous apprécient, même s'ils ne sont pas forcément si
nombreux. Ce n'est pas l'apanage de beaucoup. Et c'est bien dommage.